Nous ne laisserons pas assassiner notre révolution

Six mois après l’assassinat de Chokri Belaïd, celui de Mohamed Brahmi, député de gauche à l’Assemblée nationale constituante, intervient à un moment où les Tunisiens sont presque arrivés au bout d’un processus d’élaboration de la Constitution et de préparation des prochaines élections.

 

Les premières questions qui émergent ont toutes les chances de rester sans réponse, en dépit des « révélations » par le gouvernement des auteurs du crime : qui sont les commanditaires de ces assassinats ? Quels réseaux ont permis la réussite de ce scénario ? La question des effets, quant à elle, n’admet qu’une seule réponse, simple et claire : le propre des assassinats politiques est de créer la confusion, de rebattre les cartes du jeu politique, de semer le trouble à la fois dans la classe politique et chez les gouvernés. En Tunisie, la réponse est encore plus claire : ces assassinats ont pour but d’arrêter le processus démocratique en cours.

 

Il est nécessaire de rappeler que ces crimes politiques s’inscrivent en réalité dans une série de tentatives contre-révolutionnaires initiées depuis le 17 décembre 2010, qui vont de la répression policière sauvage à la criminalisation des mouvements sociaux, en passant par l’emprisonnement des révolutionnaires et le renvoi du dossier de la justice transitionnelle aux calendes grecques.

 

Depuis le 25 juillet 2013, nous assistons à la recrudescence de la violence et de la répression policière, dont a été victime, par exemple, Mohamed Bel Mufti à Gafsa. Face à ce qui apparaît comme une impasse et une entrave à la solution politique, trois clans qui se fondent eux-mêmes sur trois types de logiques se livrent à une concurrence acharnée et funeste : les tenants de la légitimité électorale, d’abord, feignent de minimiser la gravité de la situation, se recroquevillant sur une position défensive et fermant les yeux sur la plupart des dossiers brûlants et les revendications populaires ; les défenseurs de l’idéal révolutionnaire exigent, quant à eux, la prise du pouvoir directe par le peuple mais sans offrir une alternative qui résiste à la récupération politique ; enfin, l’opposition politique, au nom d’une logique de consensus, saisit l’occasion pour tenter d’accéder au pouvoir en appelant à la dissolution des institutions qui ont été péniblement mises en place jusqu’ici.

 

Tout au long de ces deux années, chaque clan a fait de la légitimité sur laquelle il s’appuie une forme de sacré indépassable et intouchable, proférant des propos d’exclusion de ses adversaires. Cette situation empêche toute possibilité de dialogue et risque de nous emmener droit vers la guerre civile, projet chéri tant par les ennemis internes qu’externes de la révolution tunisienne, dans un contexte régional de plus en plus chaotique.

 

Nous, Tunisiennes et Tunisiens conscients de l’extrême gravité de la crise que traverse notre pays, refusons la reproduction des scenarii algérien et égyptien. Déterminés à résister à la guerre civile, à la contre-révolution et à la tentation d’un retour à l’ordre sécuritaire, nous sommes résolus à nous battre corps et âmes pour une solution collective, qui ne peut être que politique. Celle-ci doit impliquer l’ensemble du peuple tunisien toutes classes sociales confondues ainsi que l’ensemble de la classe politique toutes tendances confondues.

 

Aujourd’hui que le feu est dans la maison, et même si les hommes et les femmes politiques que les Tunisiens se sont choisis n’ont cessé de jouer au jeu du pompier pyromane, l’Assemblée nationale constituante reste malgré ses défaillances le seul espace d’élaboration commune d’un compromis politique capable de nous faire sortir de la crise dans les plus brefs délais.

 

Quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, le temps n’est plus aux accusations et aux dénonciations factices. La seule voie qui doit nous guider pour les prochains jours est la ligne rouge entre ceux qui fomentent et exacerbent la guerre civile, et par conséquent le processus de désagrégation nationale et sociétale, et ceux qui s’y opposent malgré leurs divergences idéologiques et politiques. Cette issue, confortée par des modalités concrètes de justice transitionnelle, est la seule à même de remettre les revendications originelles de la révolution tunisienne au centre du processus : Travail, Liberté, Dignité nationale.

 

Premiers signataires :

Hèla Yousfi, universitaire

Choukri Hmed, universitaire

Shiran Ben Abderazzak, journaliste

Sami Ben Gharbia, citoyen

Jocelyne Dakhlia, universitaire

Sonia Djelidi, activiste et militante des droits de l’homme

Afef Hagi, psychologue

Meyrem Belkaid, universitaire

Nadia Tarhouni, militante associative

Feryel BenAissa, étudiante

Wejdane Mejri, universitaire

Wajdi limam, formateur

Mohammed Ali Aloulou, universitaire

Bahiga Ouezini,  militante féministe

Amina Ben Fadhl, consultante

Thouraya Ammamou, avocate

Chokri Baccar, consultant

Samira Ben Haj, pharmacienne