Le port phénicien de Beyrouth

Chers Collègues,

Les travaux de fondation de l’ensemble immobilier, connu sous le nom de Venus dans le centre ville de Beyrouth, ont mis au jour un ensemble archéologique unique. Il ne s’agit de rien moins que des seuls vestiges connus des installations portuaires antiques de Beyrouth : des cales sèches, dont un seul parallèle est, à ce jour connu, à Tell Dor (Palestine, datant des 6e et 5e siècles av. J.-C.).

D’autres exemples d’ensembles portuaires existent en Méditerranée, mais il s’agit de dispositifs militaires, pour la majorité d’époque hellénistique.

(a) les cales de Bamboula à Kytion (Chypre) ;

(b) les cales puniques de l'îlot de l'amirauté à Carthage (Tunisie), des 5e et 4e s. av. J.-C. ;

(c) les cales du port de Zea au Pirée, des 4e et 3e siècles av. J.-C. ;

(d) les cales de Syracuse, datant du 7e-5e siècles av. J.-C. ;

L’étude de Zaraza Friedman fait, en effet, clairement la distinction entre les cales de radoub de Dor, (de 4m de large et datant des 6e et 5e siècles) et les autres exemples de cales connus à ce jour (« Shipsheds » de largeur de 5,5 à 6m, pour haler des trirèmes, et datant généralement du 3e et 2e siècle av. J.-C.). Les cales de Dor, comme les cales de Venus, qui se trouvent être de même dimensions, sont clairement différentes et servaient à la mise en cale sèche pour hivernage et réparation de navires moins larges. Ainsi, les cales de radoub de Dor (Shipwharf) étaient uniques, jusqu’à ce que les cales de Venus soient découvertes. Celles-ci sont des installations phéniciennes, nettement antérieures, et dont de rares parallèles sont en train d’être découverts en mer Rouge, les anciens Égyptiens ayant adopté très tôt les techniques maritimes des premiers Phéniciens.

Le ministère de la Culture avait entrepris d’étudier et de préserver ce site unique. Face à ces vestiges de type et d’importance indiscutables, la position du Ministère de la Culture-Direction Générale des Antiquités (DGA) du gouvernement précédent était claire : le projet des Tours de Venus n’a pas été refusé en soi ! Tout au contraire, des solutions médianes avaient été proposées par le Ministre Salim Wardy aux promoteurs de Venus: une modification d'orientation des bâtiments et la création d’un espace vert (obligatoire sur une superficie d’ailleurs plus étendue que celle des cales), prenant en compte les cales dans un aménagement de type "parc archéologique". Un compromis qui préservait l’archéologie maritime de nos ancêtres in situ. Cet amalgame de l’ancien et du nouveau, que proposait l’ancien Ministre, aurait donné une valeur ajoutée à la construction moderne de Venus. Cette décision avait été conclue et signée. Aujourd’hui, au lieu de reprendre le dossier à zéro, pour des raisons incompréhensibles, il suffirait au Ministère actuel d’appliquer cette solution tout-à-fait envisageable et faisable, et la proposition devrait être prise en compte par les investisseurs et les maîtres d'ouvrages.

Ces mesures sont aujourd’hui remises en cause. Actuellement, les promoteurs demandent et proposent au Ministère actuel (et à la DGA) le découpage de la grande cale et sa relocalisation dans la partie ouest du jardin du site. Ceci fausserait complètement la réalité du site antique dans son fonctionnement logique et dans sa proportion originale.

De plus, étant donné la configuration du site et l’emplacement des tours prévues, il y aurait certainement un problème de place pour repositionner la calle originale sur toute sa longueur de 32 mètres – elle ne serait certainement pas préservée dans sa taille originale et perdrait tout son intérêt scientifique et visuel!

Le troisième problème de cette stratégie est lié au coût exorbitant qu’un tel projet, techniquement inimaginable, de découpage, de démontage et de relocalisation «du rocher» demanderait ! Il ne s’agit pas de bâtiment à éléments démontables, mais d’un rocher taillé sur une surface énorme! Si, en effet, le souci de sauvegarder les cales de Venus est authentique, il faudrait avoir recours aux meilleurs spécialistes dans le domaine, en faisant un appel international et non local, via l’UNESCO, à l’exemple de l’opération entreprise pour la sauvegarde du Temple de Abou Simbel en Haute Egypte.

De nombreux collègues ont déjà manifesté leur intérêt et leur inquiétude devant les menaces qui pèsent sur ce site. Nous avons donc entrepris d’envoyer le texte que vous venez de lire à l’Unesco. Plus nombreuses seront les signatures et les soutiens institutionnels, plus la démarche que nous entreprenons aura de chance d’aboutir.

Pouvez-vous, si vous êtes d’accord avec son contenu, signer ce texte, de préférence en accompagnant votre signature de vos qualités professionnelles et institutionnelles ?

En vous remerciant de votre aide, nous vous prions de croire, chère Collègue, cher Collègue, en nos sentiments confraternels et dévoués.

Martine Francis
Archéologue

Chercheur associé au Collège de France

Nicolas Grimal

Professeur au Collège de France

Membre de l'Institut

 

nb.  La pétition signée par vous sera envoyée aux autorités libanaises concernées (Ministère de la Culture) comme appui international pour la sauvegarde des cales sèches de Venus in situ.

 

Les cales de radoub phéniciennes de Minet El-Hosn,

Pourquoi et comment Venus devrait-elle les préserver en place?

 

  1. I. Nature et fonction de ces cales taillées dans la roche :

1. Leur direction claire vers la mer.

2. Leur inclinaison de 3 degrés en direction de la mer pour empêcher l’eau de mer de remonter dans les rampes de cales. Dans ce cas, le fond de ces rampes de cales devait être aménagé, à la limite de l’eau, en glissières à l’aide d’éléments en bois sur lesquels les navires étaient halés à partir de la mer jusqu’au sec. Leur inclinaison vers la mer est clairement liée à la mise en cale sèche de navires pour hivernage, ou réparation.

3. Leur élévation par rapport au niveau de la mer est de l’ordre de 5,5 à 6 mètres, — différence de niveau tout à fait compatible avec des cales sèches en inclinaison sur une distance aujourd’hui inconnue, mais d’un maximum de 130m, si l’on considère la distance au rivage actuel, ce qui n’est bien sûr pas le cas dans l’Antiquité, le rivage ayant été alors beaucoup plus en amont. D’ailleurs, l’immeuble « Bay Tower », au nord-ouest des cales vers la mer, est à + 1 mètre au dessus du niveau actuel de la mer. L’inclinaison du terrain y est donc continue et en pente régulière vers la mer, une preuve tangible de plus qui confirme clairement la fonction de ces cales.

4. Ces rampes sont parallèles et sont de largeurs égales, soit 4,20m. Leurs longueurs actuelles, atteignant respectivement les 32 et 25 mètres. Leur longueur est malheureusement tronquée par la construction de la route vers la mer. Il serait très utile de faire des sondages ponctuels de vérification dans l’alignement des rampes en direction de la mer.

5. La finition des traces de taille de la roche est parfaitement nette et rectiligne, et l’alignement parfait. Cela veut dire que ces rampes ont été construites dans un but bien précis. Elles ne sont pas un sous produit d’une carrière locale, ce qui n’empêche pas que les pierres extraites aient été acheminées, durant la taille, par navire vers une destination possible par mer. Il s’agit là d’une question d’ordre pratique et d’un cas sans doute isolé de carrière. L’élément le plus parlant qui détruit l’idée, plusieurs fois relevée, selon laquelle ces rampes ne sont que le produit d’une carrière, est que les parois de ces deux rampes ont été soigneusement taillées en sens contraire du pendage naturel des strates rocheuses: s’il s’agissait effectivement de carrière, l’extraction de la roche irait, pour des raisons évidentes de technicité, dans le sens même des strates naturelles.

6. Leur datation : d’après les photos aériennes du site de Venus, ces rampes taillées sont antérieures aux traces d’extraction de la roche que l’on voit en biais au centre du site, qui recoupent pratiquement les rampes, et dont la poterie date du 5e siècle avant J.-C. Elles sont également forcément antérieures à la poterie trouvée dans le remplissage fouillé à l’intérieur des rampes et qui date également au moins du 5e siècle avant J.-C., Ainsi, les cales de Venus datent clairement de l’époque phénicienne, au plus tard.

7. Cales similaires en méditerranée:

Au Liban, nous n’avons pas à ce jour, d’exemple similaire de cales de radoub comme sur le site de Venus. Bien que peu nombreuses, nous pouvons par contre nous servir de comparaisons dans le bassin méditerranéen.

(a) les cales de Bamboula à Kytion (Chypre) ;

(b) les  cales puniques de l'îlot de l'amirauté à Carthage (Tunisie), des 4e et 3e siècles av. J.-C. ;

(c) les cales du port de Zea au Pirée, des 4e et 3e siècles av. J.-C. ;

(d) les cales de Syracuse, datant du 7e-5e siècles av. J.-C. ;

(e) les cales de Tell Dor en Palestine, datant des 6e et 5e siècles av. J.-C.

Mais pour comprendre les cales de Venus, il faudrait tout d’abord citer l’étude de Zaraza Friedman qui fait clairement la distinction entre deux genres de cales, connu à ce jour dans le bassin méditerranéen:

  1. Les « shipwharf » (terminologie anglaise) :
  2. Les «  shipsheds » (terminologie anglaise) :

Les seules « Shipwharf » que nous connaissions, à ce jour, jusqu'à ce que celles de Venus soient découvertes, sont les cales de radoub de Dor. Elles sont toutes deux bien différentes des autres exemples nommées ci-dessus : leurs largeurs est de 4 mètres alors que les cales de Cartage, de Kytion, par exemple, ont une largeur de 5.5 à 6 mètres. Dor et Venus datent des 6e et 5e siècles, alors que  les autres sont plus tardives et datent, généralement, des 4e, 3e et 2e siècles av. J.-C. et servent à haler des navires militaires connus du type « trirème ». D’ailleurs dans les parois de ce genre de cales plus tardives, on trouve des cavités pour poteaux qui servent à caler les navires de guerre halés, alors que les cales de radoub, moins larges, de Dor et de Venus n’en n’ont pas.

En somme, les cales de Dor ainsi que celles de Venus, qui se trouvent être de même dimensions, sont clairement différentes de celles trouvées en Méditerranée et servaient à la mise en cales sèches pour hivernage et réparation de navires moins larges. Ainsi, les cales de radoub ou « Shipwharf » de Dor auraient été uniques à ce jour en type de cales, si les cales de Venus n’avaient pas été trouvées. Aujourd’hui les Beyrouthins peuvent fièrement déclarer que « les cales de Venus » sont  un deuxième témoin clé de l’architecture portuaire phénicienne au Levant !

8. La distance jusqu’au rivage antique :

Le rivage antique, certainement plus proche qu’aujourd’hui: en raison de l’ensablement naturel, du remblayage nombreux et des changements subits de la ligne côtière au fil des siècles. Quoiqu’en soit la distance aujourd’hui, il suffit de citer le port de LeniKepi à Istanbul qui se trouve, aujourd’hui, à 300m à l’intérieur des terres pour mieux comprendre l’éloignement des cales de venus à la mer.

Il est difficile aujourd’hui d’évaluer la distance exacte, bien qu’un tiers de la distance actuelle, soit environ 50m serait une distance fiable. Mais, comme nous le savons, par les annales anciennes (du Mesnil du Buisson), il existait un bassin entre ces rampes et la mer durant l’Antiquité: la question ne se pose donc plus. Ces rampes font bien partie d’un aménagement portuaire de l’époque phénicienne.

9. Toponyme: le nom Minet el-Hosn ou Minet el-Hussein décrit bien le site dans sa géomorphologie en tant que port fortifié ou refuge naturel– pour ce point, il n’y a rien à ajouter : le nom en dit long.

10. Topographie historique de la zone:

Ras Beyrouth, ou le cap de Beyrouth, est entouré de criques nombreuses, la côte est découpée en abris naturels rocheux, désignés par Ras minet et Hussein, Ras Beyrouth, Ras Mukerben, Ras El-Ghara… dans les cartes géographiques du 19e siècle (voir Plan de Beyrouth, par Julius Lötved, 1876), ou encore dans les cartes militaires dès années 1940, qui semblent être d’une précision fiable, Ras el Hussein présente clairement un déchirement avantageux pour mettre à l’abri des embarcations. D’ailleurs, la photo du petit port, de Minet el-Hussein, prise au début du 20e siècle (voir Beyrouth à travers les Ages, N. Jidejian, Lib. Orientale, pp.146-147 et 186), montre bien de petites embarcations halées sur le rivage de cette même crique – continuité fonctionnelle à travers les âges assurée ! De plus, l’alignement de ces cales de Venus se trouve dans le prolongement de cette crique naturellement protégée que formait Minet El-Hussein avant la construction moderne.

11. Les 5 puits circulaires, taillés dans le roche démontrent la fonction de ces cales de radoub : l’eau de mer atteinte à - 8m à partir de la bouche de ces puits servait, d’une part à mouiller les membrures de la coque d’un navire pour que le bois atteigne la courbure désirée en l’empêchant de craquer lors de réparation de membres de coque défectueux ou de construction de navire. D’autre part, les navires, halés en cales sèches, devaient être continuellement mouillés, pour éviter que le bois ne craque. Cette technique, bien connue et encore utilisée aujourd’hui, est appliquée surtout avant que le navire ne reprenne la mer, dans le but de faire « gonfler » les membrures du bois pour assurer l’étanchéité la meilleure possible de la coque.

  1. II. Conclusion interpretative:

Les points soulevés dans ce rapport montrent l’importance archéologique et surtout la singularité en tant que témoin clé et unique de l’architecture portuaire phénicienne au Levant. Datant au plus tard du 6e siècle avant notre ère, il est clair que les cales de radoub de Venus sont des éléments importants d'une installation portuaire plus étendue durant l’antiquité, ayant été adjacentes à la zone d’un bassin vers la mer – un dispositif tout à fait cohérent dans son ensemble et assez complet dans son implantation jusqu'à la mer. Les cales de Venus sont, surtout, un témoin unique de trace maritime phénicienne dans cette zone bâtie à saturation !

  1. III. Proposition d’intégration dans le bâti moderne:

Face à ces vestiges de type et d’importance indiscutables, la position du Ministère de la Culture-Direction Générale des Antiquités (DGA) du gouvernement précédent était claire : le projet des Tours de Venus n’a pas été refusé en soi ! Tout au contraire, des solutions médianes avaient été avancées par le Ministre Salim Wardy à l’encontre des promoteurs de Venus: simplement une modification d'orientation des bâtiments et un espace vert (obligatoire sur un métrage plus étendu que celui des cales), prenant en compte les cales dans un aménagement de type "parc archéologique". Un compromis qui préservait l’archéologie maritime de nos ancêtres in situ. Cet amalgame de l’ancien et du nouveau, que proposait l’ancien Ministre, aurait donné une valeur ajoutée à la construction moderne de Venus. Ce qui est a déploré, est que cette décision avait été conclue et signée. Aujourd’hui, au lieu de reprendre le dossier à zéro, pour des raisons incompréhensibles, il suffirait au Ministère actuel d’appliquer cette solution tout-à-fait envisageable et faisable et la proposition devrait être prise en compte par les investisseurs et les maîtres d'ouvrages.

 

  1. IV. Qu’en est-il de la situation aujourd’hui ?

Actuellement, les promoteurs demandent et proposent au Ministère actuel le découpage de la grande cale et sa relocalisation dans la partie ouest du jardin du site. Ceci fausserait complètement la réalité du site antique dans son fonctionnement logique et dans sa proportion originale.

De plus, selon la configuration du site et l’emplacement des tours prévues, il y aurait certainement un problème de place pour repositionner la calle originale sur toute sa longueur de 32 mètres – elle ne serait certainement pas préservée dans sa taille originale et perdrait tout son intérêt scientifique et visuel!

Le troisième problème de cette stratégie est lié au coût exorbitant qu’un tel projet, techniquement inimaginable, de découpage, de démontage et de relocalisation « du rocher » demanderaient ! Il ne s’agit pas de bâtiment à éléments démontables, mais d’un rocher taillé sur une surface énorme!  Si, en effet, le souci de sauvegarder les cales de Venus est authentique, il faudrait avoir recours aux meilleurs spécialistes dans le domaine, en faisant un appel international et non local, via l’UNESCO, à l’exemple de l’opération entreprise pour la sauvegarde du Temple de Abou Simbel en Haute Egypte


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